Victoire PY
2 mars 2023
Le wargame du CSIS, le premier dans son genre…
Depuis la fin de la guerre civile chinoise en 1949, Taïwan est considérée par la République populaire de Chine comme une province renégate et n'a jamais été reconnue comme un État souverain par la Chine continentale. De son côté, Taïwan s'est développé en tant qu’Etat de facto, se démocratisant progressivement, avec une économie dynamique et une présence internationale. Au fil des années, les relations entre les deux entités bordant le détroit de Formose ont connu des moments de dialogue et de rapprochement, mais également des périodes de tensions et de provocations. En 1979, les États-Unis ont établi des relations diplomatiques avec la Chine continentale et ont cessé de reconnaître le gouvernement de Taïwan. Cependant, les États-Unis continuent de fournir une assistance militaire et politique à Taïwan en vertu du Taiwan Relation Act signé en 1979.
Les tensions se sont accrues en 2020, lorsque la Chine a intensifié ses manœuvres militaires autour de Taïwan et sa pression diplomatique pour isoler l'île. Depuis lors, la Chine a mené des exercices militaires près de Taïwan, a intensifié ses incursions dans son espace aérien. Les responsables chinois ont également renforcé leur rhétorique agressive à son égard. En janvier 2021, le porte-parole du ministère chinois de la Défense, Wu Qian, a ainsi averti que l'indépendance de Taïwan conduirait à une « guerre », tandis que le président chinois Xi Jinping déclarait en octobre 2021 que la réunification avec Taïwan était « une tâche historique inéluctable ».
En 2022, les tensions ont encore augmenté, la Chine annonçant des plans pour une invasion potentielle et intensifiant ses manœuvres militaires dans la région, notamment avec des vols de plus en plus fréquents et plus proches de l'espace aérien taïwanais, ainsi que des incursions de navires chinois dans ses eaux territoriales. Face à ces menaces, Taïwan a renforcé sa propre défense et cherché le soutien de la communauté internationale, en particulier celui des États-Unis. Le gouvernement taïwanais a ainsi augmenté son budget militaire, acheté des armes et des équipements militaires à l'étranger, et mené des exercices de simulation de défense de l'île.
Les tensions et les escalades récentes ont des implications importantes pour la stabilité régionale, la sécurité mondiale et ont suscité des préoccupations quant à une possible confrontation militaire entre la Chine et Taïwan. Une invasion chinoise pourrait déclencher un conflit majeur dans la région, impliquant non seulement les États-Unis et la Chine, mais aussi d'autres puissances régionales telles que le Japon. En outre, cela remettrait en question plusieurs grandes variables, notamment la stabilité du système international, l'ordre mondial actuel et le respect des normes internationales en matière de souveraineté et d'intégrité territoriale. Ceci pourrait ainsi nourrir d'autres conflits de même nature dans d'autres régions du monde. Les États-Unis sont un acteur clé dans ce contexte en raison de leurs liens étroits avec Taïwan et de leur intérêt stratégique dans la région Indo-Pacifique. En ce sens, l'administration Biden a clairement indiqué son engagement à soutenir Taïwan et à défendre sa sécurité, renforçant notamment la présence militaire américaine dans la région, ce qui a suscité des critiques et des préoccupations de la part des autorités chinoises.
C’est dans ce contexte de tensions croissantes entre la Chine et Taiwan et entre la Chine et les États-Unis, que le Center for Strategic and International Studies (CSIS), think-tank d'influence et de conseil américain en matière de politique étrangère, a réalisé un wargame d’une importance considérable et stratégique pour la région. En effet, ce qui était autrefois considéré comme hors du domaine du possible est aujourd'hui une discussion récurrente, à savoir une invasion chinoise de Taïwan. Il était donc important pour le CSIS d'avoir une discussion publique afin que tous les éléments de la communauté de la sécurité nationale puissent participer à cette importante question politique.
Les objectifs du wargame
Le CSIS a organisé un wargame pour simuler une invasion de Taïwan par la Chine en 2026, avec une éventuelle intervention militaire américaine pour défendre l'île. Les participants étaient des experts en défense, sécurité nationale et politique étrangère des États-Unis et d'autres pays, ainsi que des représentants du gouvernement américain. L'objectif était d'évaluer les capacités de défense de Taïwan, les moyens de la Chine pour envahir l'île et les stratégies et tactiques possibles pour les deux camps. Le but était également de sensibiliser les décideurs politiques, les médias et le public aux risques et défis liés à une telle invasion et d'éclairer les choix stratégiques des États-Unis en cas de crise régionale.
La Chine considère Taïwan comme faisant partie intégrante de son territoire et se réserve le droit de l'intégrer par la force si nécessaire, tandis que le gouvernement Taïwan tend à renforcer son autonomie, à préserver sa démocratie et sa liberté. Les deux parties ont continué leur bataille de mots, avec Taïwan rejetant le modèle "un pays, deux systèmes" proposé par la Chine pour intégrer Taïwan, et la Chine affirmant que la « réunification » était inévitable. Une invasion de Taïwan pourrait renforcer la position de la Chine en Asie de l'Est et la position du PCC dans le pays, mais aussi consolider la légitimité de son gouvernement. Les participants au wargame ont pris en compte ces objectifs dans les scénarios proposés et ont examiné les moyens dont disposait la Chine pour envahir l'île, ainsi que les conséquences régionales et internationales d'une telle invasion.
En conséquence, ce wargame a permis d'étudier les risques et les enjeux d'une éventuelle invasion de Taïwan, et de mieux comprendre les objectifs et les stratégies du Parti communiste chinois dans cette région. En prenant en compte ces objectifs, le wargame a proposé des solutions pour faire face à cette situation. Celui-ci revêt donc une importance particulière puisqu'il met en lumière les enjeux et les risques potentiels liés à un tel scénario, ainsi que les options stratégiques et militaires pour faire face à une telle situation. Cette simulation a également suscité un débat sur la politique étrangère et la sécurité nationale des États-Unis en Indo-Pacifique et sur les relations sino-américaines. En outre, elle a permis aux participants de mieux se préparer à une éventuelle invasion de Taïwan dans le futur. Il faut néanmoins souligner que l'organisation d'un wargame n'est pas une prédiction, mais plutôt une simulation pour aider les décideurs à mieux comprendre les risques et les conséquences de différents scénarios.
Les différents scénarios envisagés par le CSIS et les résultats du wargame
Le CSIS a étudié plusieurs scénarios : un débarquement amphibie direct, un blocus naval et aérien de l'île, ainsi que des attaques aériennes massives pour neutraliser les forces taïwanaises. Évalués à partir de données réelles et de modèles militaires, ils ont permis aux participants d’évaluer les capacités des forces armées chinoises, américaines et taïwanaises. Les participants ont ainsi étudié les moyens, les tactiques et les stratégies nécessaires pour réussir chaque scénario, et les conséquences politiques, économiques et militaires d'une invasion réussie ou échouée.
Les résultats ont montré que l'invasion serait une opération militaire complexe et risquée, avec des défis logistiques, techniques et opérationnels importants. Alors que les défenses taïwanaises se sont révélées solides et capables de retarder l'avancée de l'armée chinoise, la Chine a, de son côté, fait face à des défis logistiques pour acheminer ses troupes et ses équipements sur l’île, bien que disposant d’une supériorité en termes de technologies et de renseignement. Les forces chinoises ont ainsi réussi à neutraliser les défenses taïwanaises dans certains scénarios en utilisant des drones, des missiles et des opérations de guerre électronique.
Dans la plupart des cas, les États-Unis et leurs alliés ont vaincu une invasion amphibie conventionnelle de la Chine et ont maintenu l'autonomie de Taïwan. Cependant, cette défense a eu un coût élevé. Les États-Unis subiraient des pertes importantes, notamment la perte de 10 à 20 navires de combat, dont deux porte-avions, en raison de la vulnérabilité de leurs forces aux missiles chinois. Ils perdraient également des centaines d'avions au sol, mais pourraient continuer à attaquer la flotte chinoise. Les pertes pour l'armée américaine seraient sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, et les hauts gradés reconnaissent que la guerre contre un rival de même rang serait très différente de tout ce qu'ils ont connu dans les dernières décennies. En outre, les pertes élevées nuiraient à la position mondiale des États-Unis pendant de nombreuses années. Les Taïwanais subiraient également des destructions lourdes, leur économie serait dévastée, et ils perdraient une grande partie de leur force aérienne et de leur marine dès le début de la guerre. La Chine, enfin, subirait également de lourdes pertes, notamment la perte de centaines de navires et d'avions, ainsi que de milliers de prisonniers de guerre en cas d'échec de leur invasion dans les terres. Beaucoup ont insisté sur le risque de déstabilisation du pouvoir du Parti communiste chinois si l’opération venait à échouer.
Dans l'ensemble, le wargame a montré qu'il n'y avait pas de solution militaire facile pour résoudre le différend entre la Chine et Taïwan, et que toute action militaire pourrait avoir des conséquences imprévisibles et potentiellement désastreuses pour la sécurité régionale et mondiale. Le CSIS a formulé des recommandations pour limiter les pertes américaines et renforcer leur capacité à défendre Taïwan, notamment la construction d'abris renforcés pour les bases aériennes américaines au Japon et à Guam, l'augmentation du flux d'équipement vers Taïwan, et la constitution de stocks plus importants de munitions anti-navires de longue portée.
Les ramifications géopolitiques régionales et internationales d'une invasion de Taïwan par la Chine
Le wargame a également mis en évidence les défis politiques et diplomatiques auxquels la Chine pourrait faire face en cas d'invasion de Taïwan, notamment une réaction internationale défavorable avec des sanctions économiques et diplomatiques, et un risque d’escalade militaire avec les États-Unis et leurs alliés, ce qui pourrait déstabiliser à terme la région Indo-Pacifique. En outre, cela pourrait renforcer les mouvements indépendantistes dans d'autres provinces chinoises, ce qui pourrait mettre en danger l'intégrité territoriale de la Chine.
Pour Taïwan, une invasion de l'île par la Chine représenterait une violation flagrante de son indépendance et de sa souveraineté, ainsi que des pertes humaines considérables. L'invasion pourrait également entraîner une instabilité politique et économique à long terme, avec une réduction de la confiance des investisseurs et des entreprises internationales, ainsi qu’un risque de fuite des cerveaux.
Néanmoins, des tensions accrues entre la Chine et les pays voisins, tels que le Japon, la Corée du Sud et les Philippines, qui ont des revendications territoriales en mer de Chine méridionale, pourraient également voir le jour. Cela pourrait notamment inciter ces pays à renforcer leur propre arsenal militaire et à s'allier avec les États-Unis pour faire face à la Chine.
Les États-Unis ayant longtemps soutenu Taïwan, tant économiquement que militairement, et considérant l'île comme une démocratie et une alliée stratégique importante en Asie de l’Est, une invasion de Taïwan par la Chine entraînerait probablement une forte réaction américaine, pouvant conduire à une escalade militaire et à une nouvelle guerre froide entre les deux puissances. Les États-Unis, qui ont des intérêts stratégiques dans la région, ont en effet réaffirmé leur engagement envers Taïwan en cas de conflit, et ce, à plusieurs reprises. En outre, une invasion de Taïwan pourrait avoir des répercussions sur la position des États-Unis dans la région. Les États-Unis cherchent à maintenir leur influence en Asie de l'Est, en grande partie pour contrer la montée des ambitions régionales de la Chine. Si les États-Unis ne parviennent pas à défendre Taïwan, cela pourrait affaiblir fortement leur position et leur crédibilité dans la région, ce qui pourrait avoir des conséquences à long terme sur leurs relations avec les autres pays de la région.
Enfin, un tel scénario perturberait gravement la stabilité économique régionale et mondiale, car l’île est un acteur économique important en Asie de l'Est. En effet, Taïwan est l'un des principaux producteurs mondiaux de puces électroniques, et toute perturbation dans sa production aurait des répercussions sur les chaînes d'approvisionnement mondiales. En outre, le commerce maritime et le transit des produits manufacturés seraient bouleversés, et probablement réduits, par une escalade militaire dans la région qui est l’une des interfaces les plus dynamiques du monde (les plus grands ports mondiaux sont pratiquement tous en Asie). En somme, une invasion de Taïwan par la Chine aurait une déflagration d’ampleur mondiale, menaçant la stabilité de l’ensemble du commerce international.
L'invasion de l'Ukraine par la Russie fait craindre une éventuelle invasion de Taïwan par la Chine. Bien que Pékin soit préoccupée par les sanctions économiques occidentales imposées à la Russie, et par la vulnérabilité de sa propre économie aux sanctions, certains indicateurs économiques pourraient révéler les intentions de la Chine concernant Taïwan. Nous garderons en exemple l'imposition de contrôles plus stricts des capitaux transfrontaliers, l’augmentation des stocks de fournitures d’urgence, ou encore la mise en place d’une politique économique protectrice de son économie envers les vulnérabilités extérieures. En outre, la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen déclarait que la menace d'une intervention militaire de la Chine contre Taïwan n'avait pas diminué, la Chine ayant récemment effectué des tirs de missiles balistiques et déployé des avions et des navires de guerre pour simuler des attaques aériennes et maritimes. Ces exercices militaires répondaient à la visite de la présidente de la Chambre des représentants américaine, Nancy Pelosi, à Taïwan, le 2 août 2022, qui déclarait par ailleurs que sa venue soulignait « l'engagement indéfectible des États-Unis à soutenir la démocratie dynamique de Taïwan ».
Considéré comme un outil pour les militaires et les politiques pour identifier les angles morts et déterminer les choix importants à faire en cas de conflit, le wargame organisé par le CSIS a fait l'objet d'une grande attention car il s'agit de l'une des rares analyses de ce type disponibles au public. Il n'implique en effet aucune information classifiée, et ne faisait pas partie d'un exercice gouvernemental, il est, en ce sens, le premier de son genre.
À découvrir : The First Battle of the Next War: Wargaming a Chinese Invasion of Taiwan - https://www.csis.org/analysis/first-battle-next-war-wargaming-chinese-invasion-taiwan