Valentin CARRET, Charles-Antoine KOCH, Hugo VOJETTA
25 mai 2023
Des ambitions polaires depuis l'Indo-Pacifique ?...
Depuis une dizaine d’années, la poursuite du statut de puissance internationale de la Chine continue de l’attirer vers les régions polaires. La voix de Pékin en Antarctique s’est renforcée alors que le pays a relancé ce mois-ci la construction d’une cinquième base au pôle Sud, sur l’île Inexpressible, près de la mer de Ross. Cette station satellite devrait permettre à la Chine de « combler une lacune majeure » dans sa capacité à accéder au continent, selon le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS). Toutefois, cette station se trouvera à moins de 350 km de la base antarctique McMurdo, la plus grande installation américaine sur le continent polaire.
Pékin a rapidement condamné les allégations selon lesquelles l’utilisation de cette station servirait ses intérêts de surveillance. « La construction de la nouvelle station chinoise en Antarctique est en pleine conformité avec les règles internationales et améliorera la connaissance humaine de l'Antarctique tout en faisant la promotion du développement durable de la région » a assuré Wang Wenbin, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, tout en condamnant « les allégations de médias occidentaux sur l’utilisation potentielle par la Chine de sa station en Antarctique à des fins de surveillance ». Néanmoins, cette partie du pôle Sud est un des points les plus isolé au monde et permet une des meilleures transmissions satellites. Cette démarche d’implantation en Antarctique renforce les capacités scientifiques de la Chine et lui permet renforcer son empreinte depuis une décennie.
Pékin s’inscrit dans une dualité en légitimant ses objectifs de recherche scientifique tout en cherchant à améliorer les capacités de ses forces armées. Aujourd’hui, le Traité sur l’Antarctique de 1959, auquel Pékin est partie, interdit toute militarisation ou exploitation des ressources naturelles du continent. Mais en 2048, le Traité deviendra modifiable et Pékin devrait célébrer le centième anniversaire du Parti communiste chinois (PCC) un an plus tard.
Il est intéressant d’observer que la construction de cette cinquième station en Antarctique s’inscrit bel et bien dans une stratégie polaire chinoise plus large, au pôle Sud comme au pôle Nord. A ce sujet, depuis la publication en 2018 d’un Livre Blanc sur l’Arctique, la Chine se considère comme une puissance voisine de cette région. Elle a dès lors développé progressivement, et à mesure que les récentes évolutions géopolitiques et la fonte des glaces lui laissent entrevoir de nouvelles prospectives économiques en Arctique, sa flotte de brise-glaces ainsi que ses capacités de projection polaire. Aussi, l’ancrage polaire chinois trouve ses origines en 1920, lors de la signature du Traité du Svalbard, qui conféra la souveraineté de la Norvège sur l’archipel nordique éponyme. Sous l’impulsion de la France, alors inquiète de voir les Anglo-Saxons s’imposer de manière durable en Arctique, la Chine s’est vue introduite en tant que partie au traité. Or, ce dernier dispose que malgré la souveraineté norvégienne sur l’archipel susvisé, les Etats-parties possèdent des droits particuliers qui leur permettent d’y installer des bases scientifiques notamment. La Chine est donc, grâce à la France, un Etat arctique depuis les années 1920.
Alors que le réchauffement climatique ouvre en Arctique de nouvelles perspectives économiques et scientifiques, la région est aujourd’hui au cœur d’une compétition des puissances importante entre la Russie, les Etats-Unis et leurs alliés. Parallèlement, Pékin y développe des intérêts tout aussi grands. En 1995, elle y a mené sa première expédition scientifique, et a depuis fait valoir ses droits compris dans le texte du Traité du Svalbard pour la construction d’une base sur l’archipel norvégien. Dans le discours officiel, la notion de bien commun et la question environnementale, construite autour de la problématique du réchauffement climatique, constituent le socle de la justification de l’investissement scientifique chinois en Arctique. L’Arctique est également un moyen pour la Chine d’affirmer sa puissance en mer. Dans un volet relevant du Hard Power, elle procède aux déploiements de navires dans les eaux nordiques à l’Est comme à l’Ouest ainsi qu’à des exercices navals avec la Russie. Dans un second volet relevant du Soft Power, la fonte progressive des glaces pourraient laisser entrevoir une ouverture plus longue de la Route Maritime du Nord (RMN), passage maritime stratégique longeant les côtes russes en Arctique. Cette RMN est également au cœur de la stratégie navale du Kremlin dans la région. De fait, Moscou considère ses eaux arctiques comme sa « mare nostrum » et voit d’un mauvais œil toute incursion étrangère. Pour autant, la relation bilatérale sino-russe en Arctique est empreinte d’une ambivalence certaine. Les Chinois démontrent ouvertement leur intérêt pour la RMN qui permettrait au trafic maritime en direction du marché européen de gagner un avantage considérable en termes de temps et de coût. Or, la Russie souhaite contrôler et réguler les trajets de navires le long de la RMN et met ainsi en œuvre des droits de passage élevés, et contraint les navires à recourir aux brise-glaces russes affrétés par la compagnie nationale russe Rosatomflot. Or, la Chine est partisane de la liberté de navigation en Arctique, et développe sa flotte de brise-glaces afin d’accompagner à terme ses navires qui transiteraient par la RMN. Dans ce sens, le positionnement de Pékin nous amène à nous interroger si la vision chinoise ne pourrait pas aboutir à une opposition voire à une confrontation avec la Russie, qui de son côté soutient depuis le début de la guerre en Ukraine sa vision possessive de l’Arctique ? Aussi, consciente des nombreuses difficultés que connaissent ses armées sur le front ukrainien, un potentiel soutien militaire chinois à la Russie pourrait-il faire pencher la balance concernant les droits de passage le long de la RMN ?
Dans ce contexte nourri par des incertitudes géopolitiques, nous observons qu’avec la promulgation des sanctions occidentales à l’encontre de Moscou, de nombreuses entreprises chinoises se sont retirées du marché russe, alors qu’aucun navire de commerce chinois n’a transité le long de la RMN en 2022. Pour autant, malgré l’ambivalence des relations diplomatiques entre les deux pays, les deux Etats se revendiquent comme partenaires stratégiques et multiplient les manœuvres militaires communes. Aussi, des entreprises chinoises investissent à nouveau dans les projets russes en Arctique, et des industriels ainsi que des politiques proches du Kremlin n’hésitent pas à faire des appels du pied à des sociétés chinoises pour que celles-ci se tournent à nouveau vers l’Arctique russe. Ces demandes concernent en premier lieu le développement des infrastructures côtières et de navigation nécessaires à la RMN, mais également les projets d’exploitations d’hydrocarbures dans les eaux et sur le plateau continental de la Russie en Arctique. La Chine joue également un rôle important dans l’apport de nouvelles technologies en matière d’exploitation d’hydrocarbures en Arctique pour la Russie. A cet égard, la visite de Xi Jinping à Moscou en mars 2023 aura été l’occasion pour les deux Etats de dialoguer sur l’avenir des ressources énergétiques en Arctique. A cette occasion, l’énergie, les infrastructures et la technologie ont été les principaux points à l’ordre du jour de ce sommet bilatéral. Le Premier ministre russe Mikhail Mishustin s’est d’ailleurs montré « absolument convaincu que l’extension de la coopération innovante renforcera la souveraineté technologique de la Russie et de la Chine ».
Cette rencontre a également permis à Mishustin de mettre l’accent sur les deux projets sino-russes en Arctique, Yamal LNG et Arctic LNG 2. Selon lui, « ces énormes projets conjoints sont développés avec succès ». Pour rappel, la majeure partie du GNL exporté en direction de l’Europe et de l’Asie est produite par le complexe Yamal LNG, ce dernier liquéfiant près de vingt millions de tonnes de gaz par an. Aussi, l’entrée en service progressive de Arctic LNG 2 devrait permettre de doubler les productions de GNL russe. Malgré les sanctions occidentales, la première des trois plateformes du nouveau complexe devrait être remorquée du chantier naval de Kola, près de Mourmansk, jusqu’à la péninsule de Gydan à l’automne 2023. Novatek a en effet assuré que grâce notamment aux technologies chinoises, la plateforme gravitaire flottante est presque achevée. Dans ses discours officiels, la compagnie russe assure donc qu’une fois que les trois trains de production seront achevés, Arctic LNG 2 pourra produire jusqu’à 19,8 millions de tonnes de GNL par an. Aussi, afin de remplacer les technologies occidentales, Novatek avait envisagé la possibilité d’acquérir une centrale électrique flottante turque pour répondre à ses besoins énergétiques. Pour autant, ces négociations ont tourné court, les parties n’ayant pas pu se mettre d’accord sur les termes du contrat. Finalement, les turbines nécessaires à la réalisation du complexe Arctic LNG 2 seront fournies par Harbin Guanghan Turbine Company, une filiale de l’entreprise chinoise China Shipbuilding Industry Company. Elle livrera des turbines pour les deux premiers trains de production, dont l’entrée en service est prévue respectivement en 2023 et 2024. L’achèvement de la troisième ligne est prévu d’ici à 2025, ce qui donne ainsi à Novatek l’occasion de tester et d’acquérir de l’expérience avec les turbines chinoises. Néanmoins, selon des informations relayées par le média russe Kommersant, ces technologies, fournies par la Chine, seraient des adaptations d’équipements ukrainiens datant des années 1980. Certaines interrogations demeurent donc quant à leur rendement et à leur fiabilité. A titre de comparaison, la conception en cours du quatrième train, plus petit, de Yamal LNG utilisant la nouvelle conception « Arctic Cascade » conçue par Novatek a connu plusieurs retards et arrêts, alors que les trois premières lignes construites avec des technologies occidentales se sont avérées fiables. De plus, de nombreux questionnements persistent autour de la fiabilité et du fonctionnement sur le long terme des prototypes chinois, notamment dans les conditions compliquées du golfe d’Ob où sera installée la plateforme. Pour autant, les entreprises chinoises restent aujourd’hui les principales pourvoyeuses de technologies pour les installations arctiques russes.
La venue de Xi Jinping à Moscou a également été l’occasion pour le Premier ministre Mishustin de rappeler que plusieurs dizaines de projets conjoints d’une valeur de plus de 165 milliards de dollars étaient en cours de réalisation. De fait, d’autres opportunités s’offrent aux entreprises chinoises en Arctique. En novembre 2022, lors du China-Russia Energy Business Forum, le directeur général de Rosneft Igor Sechin avait invité la Chine à investir dans la RMN, passage essentiel pour les exportations de GNL via les méthaniers brise-glaces russes, ainsi que dans le projet Vostok Oil. Selon Sechin, ce projet d’exploitation pétrolière est l’un des plus grands projets d’investissements au monde. Ce dernier est censé assurer des livraisons d’énergie fiables et garanties à long terme pour les économies croissantes des pays asiatiques. Vostok Oil est en réalité le symbole de l’avancée et de la mise en valeur des projets arctiques russes à l’aune des sanctions occidentales. Frédéric Lasserre et Pauline Pic expliquent notamment que Vostok Oil devrait à termes permettre l’exploitation de treize champs pétroliers et gaziers sur la péninsule de Taïmyr, au nord de la Sibérie centrale, et la production de cent millions de tonnes d’hydrocarbures en 2030. Selon eux, « les forages de production ont débuté en août (2022), tandis que la construction du terminal pétrolier dans le golfe de Ienisseï et de l’oléoduc entre le gisement et le terminal (413 kilomètres) progressent ».
Quelle stratégie est adoptée par la Russie pour attirer les investisseurs chinois ? Dans un premier temps, Igor Sechin avait promis en novembre 2022 que le projet « réduira la volatilité des prix et empêchera de fortes fluctuations de prix qui nuisent à la stabilité du marché ». L’autre argument utilisé par le directeur de Rosneft était celui de l’axe commun face à l’Occident et de « l’amitié » russo-chinoise : « Il semble que la République populaire de Chine travaille à l’unification de l’humanité, tandis que l’Occident cherche à la diviser. […] (Les chefs d’Etats de la Russie et de la Chine) ont des points de vue concordants sur les processus en cours dans le monde ». Utilisant le volet diplomatique et l’argument de la compétition des puissances, Igor Sechin démontre alors son impatience (et surtout la nécessité technologique et financière) de faire participer des entreprises chinoises à son projet Vostok Oil. Aussi, l’Arctique russe peut être intéressant à l’avenir pour les sociétés chinoises, qui pourront peut-être se substituer à terme aux entreprises occidentales. C’est dans cette suite logique qu’une délégation d’entrepreneurs chinois s’est rendue dans la ville nordique de Naryan-Mar, en même temps que la visite de Xi Jinping à Moscou, afin de discuter de leur participation dans de possibles projets arctiques russes. Selon le Gouverneur russe du district autonome de Nenets, les deux parties ont ainsi discuté de la coopération dans des « mégaprojets » régionaux, l’extrême Nord de la province étant riche en ressources. Les Chinois auraient alors proposé au gouverneur régional non seulement l’accès à leurs technologies, mais aussi à leurs ingénieries ou encore à des livraisons de matériels et d’équipements.
Or, les ambitions polaires chinoises, notamment en Arctique, commencent à inquiéter d’autres Etats proches de la région, dont le Japon. En effet, dès 2012, la construction et la mise à l’eau du premier brise-glace chinois, Xue Long (dragon des neiges), semble avoir fait émerger des inquiétudes et ravivé des considérations polaires à Tokyo. Conséquemment, ce navire ayant relié Shanghai à l'Islande en passant par la RMN, a eu pour effet de mettre en perspective les aspirations nordiques de Pékin et la projection possible de flottilles chinoises loin des littoraux asiatiques. En 2015, le Japan Institute for International Affairs (JIIA), organisme dépendant du ministère des Affaires étrangères, soulignait la transformation de l'environnement stratégique dans la zone arctique, notamment avec l'ouverture potentielle de la RMN et la possible prolifération des flottes russes et chinoises dans les eaux polaires. Il en concluait la nécessité pour le Japon de défendre ses « intérêts nationaux », et cela dans le respect des normes internationales.
Pour rappel, Tokyo est d’abord un membre observateur du Conseil Arctique. Dans ce sens, son statut, dans cette organisation de huit Etats, lui permet de participer donc à de multiples programmes scientifiques. Par ailleurs, l'intérêt japonais pour les espaces polaires est bien antérieur à la mise à l’eau du brise-glace chinois. En effet, le pays est signataire du traité du Svalbard de 1920 et de l'Antarctique de 1959. De plus, Tokyo travaille avec la Russie et la Norvège depuis les années 1990 sur les questions d'exploitation des ressources arctiques. Dans ce sens, la politique arctique du Japon démontre plusieurs facteurs ambigus. De fait, Tokyo met en avant un intérêt pour la zone à la fois basé sur la recherche scientifique et la protection de l’environnement, voir des populations autochtones, mais démontre aussi un intérêt certain pour les possibles ressources issues de la région, notamment des énergies fossiles.
Ces possibles orientations contraires s’illustrent au travers du Japan's Arctic Policy de 2015. Dans ce document, le Japon souligne la nécessité d’assurer sa sécurité énergétique par la diversification de l'approvisionnement. En effet, dépendant principalement du Moyen-Orient en matière de ressources, Tokyo a depuis plusieurs années affirmé sa volonté de diversifier ses importations d’énergies fossiles. Or, ce principe semble se traduire par de l'investissement dans les infrastructures énergétiques russes. Ainsi, dans un contexte international bouleversé par la guerre en Ukraine, Tokyo poursuit ses investissements dans des projets comme Yamal LNG2 ou Sakhaline, deux sites dont le pays est un actionnaire important. Conséquemment, et avec les sanctions et les retraits d’investisseurs étrangers dans ses projets, notamment indiens et chinois, le Japon se retrouve isolé au regard de sa politique énergétique. Conséquemment, ce rapprochement avec Moscou n’est pas sans contrainte pour le Japon.
En outre, la collaboration économique et énergétique avec la Russie dans le contexte ukrainien fait émerger de nombreuses critiques internationales quant à la politique menée par Tokyo. Autre problématique, Moscou met en œuvre un politique arctique singulière. Comme évoqué précédemment, le pays a en effet mis en place des règles de navigation contraignantes en instaurant une forme de contrôle dans la zone. Dès lors, étant donné son lien économique auprès de la Russie, le Japon ne peut que dans une certaine propension cautionner l’appropriation maritime russe de la Route du Nord.
Entre ses aspirations de protection de l'environnement, de respect du droit international et de sécurité énergétique, l'usage de la RMN apparaît comme un pilier de la politique énergétique japonaise à venir. Après avoir négligé le potentiel de cette voie, la mise à l’eau du Shirase témoigne du regain d’intérêt du Japon pour cette zone. Le pays a d’ailleurs lancé la construction d’un nouveau brise-glace en 2021, laissant ainsi entrevoir une suite aux ambitions polaires de l’archipel nippon.
Sources Images: U.S. Department Of State/Central Intelligence Agency